Stéphane Thidet est un artiste plasticien qui ne cesse de déplacer les frontières de l'art pour explorer la fragilité et l'instabilité d'une situation. Fondé sur la matérialité brute et naturelle de l'eau, la terre, le bois, le minéral et l'animal, son travail emprunte au réel, à ses potentialités de récit, de fiction, d'espace imaginaire et de mémoire, pour inventer une œuvre où rien n'est jamais exactement ce qui paraît.

http://www.stephanethidet.com/

« Mes différentes pièces sont le résultat d'un geste simple, que j'applique à des objets, des situations. La question du monumental ne me préoccupe pas : il se trouve que je travaille à l'échelle 1, cela dépend donc des objets choisis. Je ne réduis pas et n'augmente pas. Lorsque je travaille avec une cabane, elle est de la taille d'une cabane. Si je choisis parfois de travailler avec des objets qui ont une certaine dimension, c'est parce que je souhaite que, de l'objet, on tende vers l'idée de lieu – et donc de la manière dont on l'habite : les situations d'inaccessibilité, d'exclusion que je provoque font partie d'une tension que je recherche. »

Partir de l'objet pour tendre vers le lieu... Cette idée présente dans l’œuvre imaginée par Stéphane Thidet à la Chartreuse de Bonnefoy (où l'objet devient le lieu : C'est ce qui se passe dans le paysage qui est la matière de l'œuvre) se trouve déjà dans des pièces anciennes de l'artiste tel que

Sans titre (Je veux dire qu'il pourrait très bien exister, théoriquement, au milieu de cette table [...]) , 2008

Billard, plafonnier, matériaux divers

200 x 400 x 180 cm

Le sous-titre de cette œuvre est une phrase tirée d'un livre de René Daumal, le Mont Analogue.

photo Marc Domage (c)

> Que vous suggère ce sous-titre ? Que pensez-vous de son association avec le "Sans titre" ? Trouvez-vous qu'avec ce choix l'artiste vous laisse plus de liberté ou vous guide dans la manière dont vous pouvez regarder son œuvre et imaginer ce qu'elle raconte ?

« Mes réalisations fonctionnent souvent comme des pièges, entre attirance et répulsion. Le billard propose un paysage, et invite à la contemplation, mais cet ensemble est éléphantesque, et, d'une certaine façon, monstrueux de par sa difformité excessive. C'est justement ce point qui me semble important : partir d'une situation a priori rassurante, et proposer un basculement, en opérant très simplement par le déplacement, la difformité ou l'altération. » Stéphane Thidet, extrait d'une interview de Valérie da Costa, “Déranger l'ordinaire”, in catalogue monographique Acte 1. (2010)

> Que pensez-vous de cette envie de l'artiste de créer un "objet-lieu" et de "faire advenir le paysage" ? Pensez-vous qu'il y a réussi avec cette œuvre ? Que vous inspire t-elle comme sentiment ?

Avec La Meute , 2009, introduction d'une meute de six loups dans le parc du Château des Ducs de Bretagne lors de la manifestation Estuaire 2009 à Nantes, Stéphane Thidet change totalement de registre.

l'artiste (DR)

Il ne s'agit plus ici pour l'artiste de créer une sculpture ou une installation mais d'introduire le vivant dans un contexte urbain. On peut donc parler de "performance[*]" même si l'artiste lui-même ne se met pas en scène. L'artiste décrit ainsi cette expérience :

« Quand j'ai été invité à participer à Estuaire, les discussions avec le commissaire ont immédiatement abordé la notion de territoire. Je ne voulais pas poser une sculpture et qu'elle agisse simplement comme signe ou repère. Je n'ai pas pensé spontanément au vivant, mais plutôt à la manière dont l'homme gère son territoire, celui qu'il établit et délimite. On construit des parcs pour les humains comme on construit des parcs pour les animaux. J'ai souhaité opérer un déplacement, ce qui est très souvent ma manière de procéder. [...] Dans ce[tte] pièce, le spectateur se trouvait ainsi en situation d'observateur [...]. Ce travail avec les loups est arrivé à un moment où je voulais que quelque chose m'échappe, ce qui a évidemment été le cas...

Comment le public a-t-il réagi à cette insertion d'animaux sauvages, dangereux au sein d'une ville ?

Les réactions ont été très diverses. Il y a d'abord eu le temps de la rumeur avant que les loups n'arrivent. Les gens disaient qu'on allait lâcher des loups dans les rues. Et puis, la rumeur a continué, même avec la présence des loups, et toutes sortes de fictions sont apparues (des loups morts, une naissance...). C'est intéressant de voir que ces réactions faisaient appel au fantasme. J'ai voulu démystifier ce symbole que l'on a de la bête noire : le loup incarne le sauvage, et la rareté de ses apparitions alimente ce fantasme.

l'artiste (DR)

Cette présence animale avait quelque chose de dérangeant. Elle était aussi accompagnée d'un sentiment de gêne, car les spectateurs se retrouvaient ainsi à encercler l'animal, situation facilement acceptée lorsque l'endroit s'y prête comme dans les parcs animaliers. On assistait à un retournement de situation puisque les villes ont été construites de manière à exclure tout ce qui dérange, jusqu'à exterminer totalement certaines espèces animales et leurs mots dérivés (lupa pour la prostituée, loubard...). J'ai donc également souhaité, symboliquement, remettre au centre de la ville ce qui avait été rejeté à la périphérie. »

Stéphane Thidet, interview de Stéphanie da Costa, op.cit.

> Peut-être savez-vous qu'une œuvre peut-être un objet "choisi" par l'artiste (on parle alors de ready-made) et non pas fabriqué par lui ou sur ses instructions ? Que pensez-vous de cette possibilité de l'artiste de "décider" ce qui fait œuvre ? Que pensez-vous de cette idée que durant quelques mois, le temps de l'exposition, un groupe d'êtres vivants deviennent une "œuvre" temporaire de l'artiste ?

> Un des points qui intéresse l'artiste dans cette situation est que l’œuvre lui échappe et vit sa propre vie (ici au sens littéral). A la Chartreuse de Bonnefoy, l'artiste a aussi souhaité que l’œuvre lui échappe (d'une autre manière) et évolue sans cesse indépendamment de lui ? Que pensez-vous de cette idée ? Connaissez-vous d'autres œuvres qui vous semblent fonctionner ainsi ?

> Quelles autres questions ou réflexions vous inspirent cette œuvre ?